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HippopotameLe 29/08/2010 à 22:31
Prenons un élastique (en caoutchouc) et tirons dessus : il exerce une force de rappel proportionnelle à l'étirement. La nature de cette force est assez subtile.

Le caoutchouc est formé de molécules polymères : des molécules filiformes, très longues, qui peuvent être plus ou moins repliées en un petit tas noueux, ou plus ou moins dépliées en un fil à peu près droit. La molécule n'a pas de préférence pour une configuration ou pour une autre ; le degré de repliement d'une molécule dans l'élastique est aléatoire. Et dès que la température est non nulle, l'agitation thermique fait que les molécules essaient un peu toutes les configurations.

Quand on étire l'élastique, on étire ses molécules, qui tendent vers une configuration où elles sont toutes filiformes et parallèles. Seulement voilà : une telle configuration est peu probable, elle a une entropie basse. Alors que l'élastique au repos, avec ses molécules dans tous les sens, a une entropie élevée. L'élastique tente de rejoindre sa configuration de repos juste pour maximiser l'entropie.

La force de rappel de l'élastique (appelée force de Hooke) est donc qualifiée de force entropique. Elle ne résulte pas de l'addition cohérente de forces exercées par les composants microscopiques (comme dans le cas de la force électrostatique). Individuellement, chaque molécule s'en fout de savoir comment elle est arrangée. La force résulte de ce que le système tente de rejoindre un des états les plus probables, un état d'entropie maximale.

La thermodynamique permet des calculs exacts pour quantifier cette force. On utilise la définition de la température :
1/T = dS / dE, T étant la température, S l'entropie et E l'énergie du système.
En estimant l'entropie d'un bout d'élastique étiré d'une longueur x, et son énergie interne, on peut dériver une expression de la force de rappel, qui est proportionnelle à x*T.


Dans la nature on trouve plein d'autres forces entropiques, de ci de là. Il y en a dans les phénomènes d'osmose. Dans le domaine des polymères, donc, et celui des colloïdes. Un autre exemple, très familier, est la force exercée par la pression d'un gaz parfait sur les parois de l'enceinte qui le contient.


Toutes les forces entropiques obéissent à deux caractéristiques aisément reconnaissables :

1) Elles sont orientées dans le sens d'augmentation de l'entropie.
C'est clair dans le cas de l'élastique, dont l'état de repos est l'état d'entropie maximale.
C'est clair aussi dans le cas de la pression d'un gaz, qui tend à une expansion qui ferait augmenter l'entropie.

2) Elles sont proportionnelles à la température.
On l'a vu dans le cas de l'élastique.
Le gaz quant à lui obéit à la loi des gaz parfaits : PV=rRT, et on voit bien que la pression est proportionnelle à T.






Considérons maintenant quelque chose qui n'a a priori rien à voir : un trou noir. Avec son horizon des évènements. Et une particule-test, située à une distance epsilon de l'horizon, qui s'apprête à tomber dedans. Cette particule subit une force gravitationnelle dirigée vers le centre du trou noir.

On sait depuis les travaux de Hawking et Bekenstein, dans les années 70, que les trous noirs s'évaporent. Leur horizon a une certaine température, et émet un rayonnement de corps noir correspondant à cette température. Cette température, on peut la calculer, et il se trouve qu'elle est proportionnelle à la gravité de surface du trou noir.



Mais du coup, pourquoi ne pas prendre les choses à l'envers? Si on considère la température de l'horizon comme une donnée, et la gravitation comme une conséquence...

1) La force de gravitation, qui tend à faire tomber la particule-test dans le trou noir est orientée dans le sens d'une augmentation de l'entropie (Un trou noir de masse M+M' a une entropie supérieure à un trou noir de masse M et une particule de masse M' - les trous noirs étant, à masse donnée, les objets d'entropie maximale).

2) La force de gravitation est proportionnelle à la température de l'horizon.

Étonnamment, la force de gravitation se comporte donc comme une force entropique (en tout cas au niveau de l'horizon d'un trou noir).
D'ailleurs, si on fait le bilan thermodynamique exact (on considère un flot de particules tombant dans le trou noir, on calcule l'augmentation d'entropie, on utilise 1/T = dS/dE, etc...), on tombe pile poil sur la force gravitationnelle attendue.

Se pose donc la question : peut-on décrire la gravitation, non plus comme une force fondamentale, mais comme un phénomène émergent à partir des principes thermodynamiques fondamentaux ? Et ce dans tous les cas, pas seulement celui d'un trou noir ?

C'est à dire, peut-on, à partir de quelques axiomes de nature thermodynamique, en déduire, comme théorème, l'expression générale de la gravitation ?

On peut.
Considérons une surface fermée dans l'espace. Par exemple l'horizon d'un trou noir. Ou une autre sphère, quelconque, ou même quelque chose qui n'est pas une sphère, un patatoïde.

On considère (c'est une idée qui vient du principe holographique) que l'information qui code l'espace délimité par le patatoïde est inscrite sur la surface. Il y a donc sur notre patatoïde un certain nombre de bits par mètre carré. (en fait le nat est une unité d'information bien plus naturelle que le bit, et évite de trainer des ln(2) parasites partout, mais passons...)
Il y a aussi une masse dans l'espace délimité par le patatoïde. On admet l'équivalence masse-énergie, E=mc², notre surface a donc une énergie, et on fait l'hypothèse qu'elle est répartie uniformément sur tous les bits.



Notre patatoïde stocke de l'information, donc a une entropie S qu'on peut calculer, et a une énergie E. Par conséquent on peut définir pour cette surface une température thermodynamique T.
A partir de là on peut faire le même calcul que pour le trou noir : amener une particule-test près de la surface, faire le bilan thermodynamique, et on en déduit que la particule-test subit une force entropique qui est exactement la gravitation universelle de Newton (La constante gravitationnelle G dérivant de la densité maximum d'information par unité d'aire).
Notre patatoïde (avec son hypothèse d'énergie uniformément distribuée sur tous les bits) se révèle au final être une équipotentielle du champ de gravitation.

Encore plus fort.
Dans le paragraphe précédent, on a supposé que notre surface était une source de chaleur parfaite, c'est à dire que sa température n'est pas modifiée quand la particule tombe dedans. Si on supprime cette simplification, et si l'on suppose qu'à l'échelle microscopique l'espace-temps est lorentzien, alors paf on fait émerger la relativité générale.



Quelques remarques pour conclure :

- C'est le physicien Erik Verlinde qui a le premier explicité l'émergence de la gravitation comme force entropique, dans un article de janvier 2010 publié sur arxiv (http://arxiv.org/abs/1001.0785). C'est donc tout récent, même si l'idée était dans l'air depuis quelque temps. Son travail apparaît comme l'ébauche d'une nouvelle direction de recherche, prometteuse et avec les controverses qui vont avec.

- Cette façon de parler de surfaces codant l'information de l'espace qu'elles délimitent (surfaces holographiques) peut paraître étrange, et difficile à fonder mathématiquement. C'est en fait une idée qui apparaît naturellement dans les parties les plus abstruses de la théorie des cordes et de la théorie quantique des champs (principe holographique, correspondance AdS/CFT)

- Si la gravité n'est qu'une force entropique, alors il n'y a plus que trois interactions fondamentales, et c'est extrêmement séduisant. A petite échelle, la gravitation n'existerait pas (de même qu'on ne peut pas parler de la pression d'*une* molécule). Le problème d'unification de la gravitation avec les autres forces est ainsi résolu. L'extrême faiblesse de la gravitation cesse d'être un problème. S'il était troublant de constater qu'une interaction fondamentale est 10^40 fois plus faible qu'une autre, on n'a pas à s'étonner que la force de rappel d'un élastique soit 10^X fois plus faible que la force électrostatique, ce n'est qu'une conséquence statistique lointaine d'un phénomène d'émergence compliqué.

- L'espace-temps einsteinien lui même serait donc une construction émergent d'une réalité physique plus fondamentale.