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NilLe 08/11/2005 à 11:04
Je n'aime plus les bibliothèques.
Oh bien sûr je ne parle pas de ce meuble qui sert généralement à accueillir bouquins et biblots. Au contraire, j'aprécie particulièrement cet accessoire de la maison, qu'il soit un simple agencement de pièces métalliques, de pauvres planches de faux bois ou qu'il s'agisse d'un meuble ouvragé transmis de générations en générations.
Je ne parle pas non plus de la bibliothèque de monsieur tout le monde, film d'une vie entière où peuvent s'entasser des bouquins de jeunesse, des sommets de littérature et des manuels divers et variés. Cette bibliothèque-là vit, somnole parfois, mais est à l'image de son propriétaire.

Je parle des bibliothèques municipales, universitaires, des "centres de documentation".
Je me souviens parfaitement de ma première intrusion dans une bibliothèque. Le paradis, l'émerveillement ultime. J'avais 7 ans, je crois. Jamais autant de livres ne s'étaient offert à moi. Ils semblaient hurler "Moi ! Moi ! Emprunte-moi ! Non, moi !". Et je ne savais pas par où commencer. J'ai donc pris un peu à l'aveugle des livres dont le format, le titre ou les illustrations m'étaient familiers.
La bibliothèque, c'était mon paradis.
Signe de ma révérence pour les lieux et les livres, lorsque je n'étais pas sage, si j'avais eu une mauvaise note, je me privais moi-même de la joie d'emprunter quatre nouveaux livres pour la semaine. Ultime cruauté, sadisme du rêve. Ma télévision, c'étaient les mots sur le papier.

Puis j'ai grandi. La bibliothèque de quartier aussi, et je crois bien que nous avons traversé notre crise d'adolescence en même temps : mon corps grandissait et mon esprit aussi mais pas à la même vitesse. De son côté, elle devenait de plus en plus exiguë. Elle devait franchir le cap. Déménager.

La grande mode à l'époque (et aujourd'hui encore) était à l'aménagement degrands pôles inter-quartiers connus sous le nom de médiathèques. Idée sublime : un choix bien plus vaste, des moyens démesurés, plus besoin d'attendre pour les prêts inter-bibliothèques. Une aspiration au paradis du papier et de l'encre.

Tout ceci était trop beau. Ces centres de la culture, du rêve et de la connaissance perdirent pour beaucoup de leur chaleur et de leur intimité. Si spacieux, ils devaient à présent être cloisonnés. Ainsi, le coin des enfants fut-il dédié exclusivement à nos petits monstres, le bédéphile étant privé de l'ensemble de l'oeuvre de la ligne claire belge ; l'amateur de romans de jeunesse eut à peine plus de chance.

Plus de livres signifiait aussi une moins bonne connaissance des ouvrages. Fini le temps où une simple question amenait une réponse concise de la bibliothécaire. Maintenant, hors de la recherche informatique, point de salut. Le rapport avec le personnel ne se limite plus qu'à de simples mots et des gestes d'emprunt ou de restitution.
La proximité et l'intimité sacrifiés sur l'autel de la pratique et de la centralisation...

Bien entendu, ce regroupement d'informations a un aspect pratique pour de nombreuses personnes. Les chercheurs, les étudiants, les scolaires... tout à porté de main. Le lecteur amoureux du papier, des couvertures et des livres ne s'y retrouve pas souvent.

Et il est un endroit où il ne se retrouve pas du tout : la réserve.
La réserve, ce mot qui résonne comme l'isolement de certains ouvrages "pour leur bien". Ô livres, ô vous amérindiens isolés, pour votre salut, vous ne verrez plus le monde.
Combien de fois, après une recherche (fructueuse, oh ! miracle) informatique me suis-je empli de désillusions en voyant apparaitre le code signifiant de longues minutes d'attente, la froideur d'une (inter)locutrice, les recommandations inutiles, pour pouvoir simplement palper un fac-simile, l'embrasser des yeux, l'étreindre avec douceur, caresser les pages avec un plaisir qui s'apparente à celui de l'enfant qui relit encore et toujours le même conte, dont il sait la fin comme on sait marcher ? Combien de fois ? Pour un petit livre épuisé - en l'occurence le livret me semblait moins épuisé que la main qui me le tendait - pour un volume relié...
Le livre le plus triste, le plus inutile est celui qui est le moins accessible. Le livre doit vivre, et vivre implique forcément la mort. Les moyens actuels de reprographie devraient pouvoir rendre inutiles ces ghettos que sont les réserves.
Il me faudra simplement vivre avec l'assassinat d'un arbe sur la conscience.
Pour un livre, je pense que je le peux. Pour des documents administratifs, mon sommeil risque d'en être hanté.

Laissez-moi vivre avec les livres !