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HippopotameLe 11/10/2006 à 18:53
Bon alors de quoi parlait-on, ah oui de l'islam. Voilà quelques commentaires avec quelques chiffres et quelques sources :
L'Islam comme facteur secondaire.

Il est donc possible d'analyser les difficultés d'adaptation des immigrés d'origine algérienne sans évoquer la religion, pourtant si utilisée pour décrire les population venues d'Afrique du Nord. La structure familiale est, beaucoup plus que le système religieux, cause de tension entre culture d'accueil et culture immigrée. Il existe certes des liens entre certains aspects de la structure familiale arabo-musulmane et l'islam : l'endogamie familiale est de ce point de vue centrale parce qu'elle implique une fermeture du groupe qui se reflète dans la conception de l'Umma, de la communauté des croyants. Les sociétés islamisées de l'Asie orientale ou extrême-orientale, si elles pratiquent bien une forme ou une autre d'endogamie, sont cependant dominées par des structures familiales bilatérales (Java et la Malaisie) ou même matrilinéaires (Menangkabau de Sumatra, Mappilla du Kerala, Maures tamouls du Sri Lanka) qui se révéleraient, en cas d'immigration des populations correspondantes, étonnament compatibles avec le système de parenté français.
Il apparaît donc plus simple d'utiliser directement la structure familiale pour définir la différence culturelle. Après tout, le catholicisme et l'islam sont également monothéistes, dérivés du même judaïsme, et présentent en réalité un degré élevé de compatibilité théologique, même si Jésus et Mahommet proposent à leurs fidèles des modèles différents de comportement, chaste et non violent dans le cas du premier, polygame et guerrier dans le cas du second. Au-delà des craintes suscitées par le déferlement, en Iran et en Algérie, d'un islam intégriste, la fixation générale sur la religion comme trait essentiel du groupe maghrébin résulte surtout d'un manque de familiarité des divers acteurs sociaux avec quelques concepts anthropologiques de base, qui interdit une analyse des tensions réelles entre systèmes français et maghrébins. Consciemment ou inconsciemment, le terme "musulman", tel qu'il est utilisé en France, renvoit beaucoup plus à un système de moeurs qu'à un contenu théologique.
Dans le cas de l'islam comme dans celui du catholicisme, on doit d'ailleurs considérer deux types d'appartenance possible des individus, distinguer l'adhésion formelle de la pratique réelle. En France, il était facile de repérer, jusque vers 1965, des régions de pratique religieuse réelle, où l'assistance à la messe était forte et le rôle social des prêtres importants. En Vendée, en Rouergue ou en Savoie, le catholicisme était une véritable foi. Dans d'autres régions, être défini comme catholique n'impliquait que trois passages à l'Eglise dans le cours de la vie - à la naissance, au mariage, et au décès. En Picardie, en Ile-de-France ou en Périgord, l'appartenance nominale à l'Eglise entraînait surtout une dormidable défiance à l'égard des prêtres. Dans le cas de l'islam, on peut aussi définir une pratique et une non-pratique, à travers quelques éléments rituels fondamentaux : profession de foi, prière cinq fois par jour, jeûne du Ramadan, aumône légale de purification, pèlerinage à la Mecque. Une telle approche a permis à Bruno Etienne d'estimer à Marseille le taux de pratique religieuse des musulmans (en majorité algériens) à 5% vers le milieu des années 80, très comparable par son insignifiance même au niveau d'assiduité religieuse des populations "catholiques" de la région(1).
L'un des résultats paradoxaux de l'enquête menée par Gilles Kepel dans Les Banlieues de l'Islam est de mettre en évidence une désislamisation particulière des Maghrébins dans l'ensemble des groupes d'origine musulmane vers 1985. Pour atteindre son sujet, c'est à dire un islam actif, Kepel doit sélectionner un échantillon de 60 "musulmans" totalement biaisé, ne respectant pas les proportions d'étrangers des diverses nationalités présentes dans l'Hexagone. Le recensement de 1982 enregistre, parmi les individus "d'origine musulmane", 85% de maghrébins, mais l'échantillon proposé n'en compte que 55%. Les Turcs constituent seulement 7% des musulmans au recensement mais 24% de l'échantillon. Les Africains noirs, 8% au recensement mais 21% de l'échantillon. Cette enquête, discutable dans ses conclusions, mais de qualité, met surtout en évidence le niveau de pratique très élevé des Turcs, sur lequel je reviendrai.
L'analyse de Kepel démontre aussi la parfaite adhésion aux valeurs laïques des enfants d'immigrés algériens qui réussissent leur scolarité en France. Dans le cas des Algériens, et des autres Maghrébins, le faible niveau d'alphabétisation des migrants, sélectionnés dans la partie la moins avancée culturellement de leur société d'origine, a facilité le déracinement religieux et la conversion des enfants aux valeurs de la société d'accueil. Leurs parents, analphabètes à 80%, étaient mal armés pour défendre une foi ancrée, comme tous les grands systèmes religieux, dans l'écrit. Les indices de réislamisation des enfants d'immigrés maghrébins évoqués par Kepel ne sont pas tous convaincants(2). La localisation géographique de certains phénomènes de réaffirmation religieuse a cependant un sens. Dans son chapitre de conclusion, intitulé "Vers l'Islam français?", Kepel situe dans la région lyonnaise les signes les plus manifestes d'un mouvement de réislamisation(3).
Sans être décisif, le phénomène est intéressant parce qu'il met en évidence, non une dynamique propre de l'islam, mais une fois encore l'omnipotence idéologque de la société d'accueil, prise ici au sens local plutôt que national. La région lyonnaise appartient en effet au système anthropologique périphérique souche, catholique et différentialiste de tempérament. Nous avions déjà vu comment l'environnement différentialiste encourageait l'apparition d'un islam fondamentaliste chez les Pakistanais d'Angleterre et les Turcs d'Allemagne. Nous saisissons ici, à l'intérieur de l'espace français, un phénomène de stimulation de l'islam (beaucoup moins important) par un environnement régional différentialiste. La différence religieuse apparaît localement idéale puisque le catholicisme était, jusque vers 1965, beaucoup plus vivant entre Lyon, Saint-Etienne et Grenoble qu'en région parisienne ou marseillaise : là où l'Eglise catholique est forte, le critère religieux permet un marquage efficace des "musulmans", une délimitation des immigrés comme extérieurs au groupe autochtone. Le reflux de la pratique religieuse catholique et de la croyance en Dieu n'empêche nullement une perpétuation du clivage, qui, insensiblement, de religieux devient ethnique. L'intensité de ce différentialisme ne doit cependant pas être exagéré : le niveau d'intermariage entre hommes algériens et femmes françaises est à peine plus faible en région Rhônes-Alpes que sur la côte méditerranéenne ou dans le Bassin Parisien, et reste largement supérieur aux taux d'exogamies observables pour les hommes musulmans de Grande-Bretagne ou d'Allemagne. La classe ouvrière de la région Rhônes-Alpes, groupe socio-économique le plus concerné par l'exogamie maghrébine, est fortement soumise à des influences égalitaires et laïques venues de Paris ou de Marseille, et moins porteuse que les milieux ruraux ou les classes moyennes des idéaux différentialistes locaux.
Globalement, la faiblesse de l'islam en France contraste avec la puissance du mouvement intégriste en Algérie. Cette différence de potentiel a conduit d'ailleurs beaucoup de commentateurs à refuser l'évidence d'une insignifiance sociologique de l'islam dans l'Hexagone. Un tel contraste entre une société d'origine croyante et une émigration laïcisée n'est pourtant pas neuf. Les émigrés bretons des années 1880-1965 émergeaient d'une société provinciale intensément catholique, pour abandonner à Paris leur pratique religieuse. La tendance à s'aligner sur les comportements majoritaires du milieu d'accueil, ici non pratiquant, est irrésistible, lorsque celui-ci n'exiqge pas des immigrés qu'ils incarnent un idéal de différence.


(1) Audition par la Commission de la nationalité, dans Être français aujourd'hui, présenté par M.Long, Paris, Union Générale d'Editions, 1988, p.131. Voir aussi B.Etienne, La France et l'Islam, Paris, Hachette, p.89-133.
(2) G.Kepel, Les Banlieues de l'Islam, Paris, Ed. du Seuil, 1991, p.38, par exemple sur la surreprésentation des Turcs dans le groupe des musulmans actifs.
(3) Ibid., p.353.