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On m'a demandé un coup de main sur les fondements philosophiques de la "justice sociale" au sens contemporain et sur les théories économiques. Voici donc quelques pavés pour expliquer les grandes lignes de ce dont je parlais ici notamment.

C'est maintenant chose faite, je vais diviser chaque section en posts distincts.
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I. La déconstruction

La déconstruction est un vieux concept, Schopenhauer en parle indirectement dans L'art d'avoir toujours raison en proposant de pousser la thèse adverse jusqu'à l'extrême, jusqu'aux contradictions les plus intenables. Pousser la thèse adverse jusqu'à l'absurde pour en faire ressortir les incohérences est une vieille tactique qu'on retrouve depuis toujours (la dispute entre Saint Anselme et Gaunilon sur la preuve de l'existence de Dieu par exemple, et même dès Socrate et Platon).
Elle trouve un nouveau sens avec Heidegger, qui la nomme en allemand Abbau (ce qui veut dire litéralement déconstruction, bauen veur dire bâtir, construire, et ab- veut dire "vers le bas" ou "dé-" en tant que préfixe). Il trouve ce terme en essayant d'appliquer son bagage phénoménologique, hérité de son travail avec Husserl, à l'histoire et au temps (ses grandes obsession, quels sens ont-ils vis-à-vis de l'étant, du Dasein -l'existant, litéralement l'Être-là), en en faisant une réduction, non pas juste pour trouver l'εποχη, mais pour remonter jusqu'à elle. Il ne s'agit pas de détruire, mais de démonter pièce par pièce pour pouvoir remonter ensuite (on peut comparer ceci au bricoleur qui démonte un appareil en prenant soin de pouvoir le réparer à l'identique).

Petit point de phénoménologie: Husserl cherche à atteindre l'instant 0 de la conscience du phénomène, le moment de la donation primordiale, le phénomène dans sa phénoménalité, quand il se donne à ma conscience et quand ma conscience lui donne son sens. La réduction consiste à dépouiller le phénomène des souvenirs (la rétention) et des anticipations (la protention), afin d'en arriver à l'origine de la perception dudit phénomène, la donation (Gegebenheit) dans cet instant 0, qu'il appelle l'εποχη (êpokê -la mise entre parenthèses). Mais là où Husserl veut en faire une annihilation complète du monde et du temps pour ne garder que la conscience et sa double donation avec le phénomène, Heidegger lui veut présenter ce rebours, d'où sa déconstruction.


Passons maintenant à la philosophie française d'après-guerre, plus précisément de la fin des années 60 et du début des années 70, avec Jacques Derrida. Il emprunte à Heidegger la déconstruction, mais lui apporte un nouveau champ, la critique littéraire. Il s'agit ici non plus de se limiter à ce que dit un texte, mais d'aller farfouiller dans les non-dits, les sous-entendus contextuels, culturels, syntaxiques et ainsi de suite. Ainsi chercher dans le texte son contexte et ce qu'il nous dit de lui-même et de l'époque qui a permis son apparition. Les analyses littéraires faites jusqu'au bac, qui s'obsèdent avec les assonances, allitérations, métriques et figures parfois sans jamais parler des images-mêmes conjurées par les tournures sont des commentaires déconstructivistes.

Ainsi, la déconstruction héritée de Derrida et Heidegger pose comme principe qu'on va chercher non pas ce qui est dit, mais ce que ça dit du message.
Cette notion est très utilisée en sociologie. Prenons un exemple simple: la présence de plus en plus inévitable des téléphones portables. Une lecture positiviste de ce fait de société dirait que c'est normal, tout progrès finit par se démocratiser, c'est mieux qu'avant, tout le monde communique avec tout le monde, on est plus libres, plus réactifs, il n'y a plus de temps d'attente ou de doute.

Une lecture déconstructiviste regarderait dans quelles conditions s'est faite cette "démocratisation", comme dit la comm' officielle, et chercherait de qui est venue l'impulsion de l'apporter au grand public, du contexte d'origine, et de ce que ça nous dit de la société actuelle. On verrait alors comment ce sont les diplomates et le business, à la suite du téléphone satellite militaire, qui ont poussé, et que cette désormais porosité entre soi, la société, le travail, le temps, mène aujourd'hui à une omniprésence de l'écran et du téléphone, au détriment du silence, du soi, et du contact avec l'autre, qui finit par s'opérer par le truchement de l'accessoire, et non plus face à face, avec le silence entre les communications, qui permet de penser.
Peu importe que vous soyez d'accord ou pas avec ces thèses, il s'agit d'exprimer les mécaniques de la déconstruction face à l'explication utilitariste (celle des experts PR média).
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II. Le marxisme et le marxisme culturel

Là on attaque un morceau plus compliqué, plus lourd, mais aussi qui a pesé beaucoup plus, il ne lui manquait que le levier de la déconstruction pour nous donner beaucoup des discours qu'on entend aujourd'hui, y compris, paradoxalement, chez les plus agressifs partisans du libéralisme (Dassault, Parisot, feu De Margerie, pour n'en citer que quelques-uns).

Commençons par le commencement, Karl Marx. Avant tout, rappelons qu'il n'a pas inventé ses théories tout seul ex nihilo. D'abord il trouve l'aliénation dans la critique que Feuerbach fait d'Hegel.

Attention là c'est du lourd. Hegel fait de la métaphysique, et cherche l'absolu, il cherche à comprendre à partir de l'Esprit. Ainsi au fur de l'histoire, l'Esprit se pense, puis pense la pensée, et finit par se retrouver dans le Savoir Absolu, la Réconciliation de l'Esprit avec lui-même. C'est-à-dire que l'Esprit a enfin passé son aliénation, à savoir les individus-mêmes et l'appel au transcendant (Dieu, les raisons suffisantes en général), pour arriver dans l'immanence du Savoir Absolu (l'Esprit se reconnaît enfin dans l'Homme, dans l'histoire accomplie et dans le progrès (qui chez Hegel s'illustre dans la société allemande de son époque), où l'Esprit est en relation directe avec lui-même dans l'Un.
Feuerbach reprochera à Hegel d'opérer une mystification, en faisant de l'identité de l'Esprit la dissolution des individus dans le Tout de l'Absolu qui enfin se pense. Il affirmera au contraire que là est l'aliénation, et que la véritable identité vient de l'altérité relationnelle des hommes, dans l'Autre, le multiple.

À sa suite, Marx théorisera que l'altérité humaine n'est pas relationnelle mais économique. Ainsi le rapport entre les hommes est d'abord de production et d'échanges. Ainsi peut-il mettre en place sa théorie sur la prise de pouvoir de la bourgeoisie à partir des révolutions industrielles, et regarder comment le pouvoir économique des bourgeois et du Capital (l'argent tel qu'il est capable de se reproduire lui-même) ont permis la domination et l'imposition d'un mode de vie. Il place ainsi l'aliénation dans le travail d'usine, qui, loin du travail de la manufacture artisanale ou du paysan, dépossède l'homme de son rapport à la production, en en faisant un simple ouvrier, un rouage de la machine (au lieu du savetier qui se reconnaît et qu'on reconnaît dans les chaussures qu'il fait sur mesure, aucun ouvrier ne se reconnaît dans le piston qu'il a poli sur la chaîne de travail). À partir de là il présente des mécaniques sur lesquelles on vit: le fétichisme de la marchandise (le produit seul compte, pas le(s) producteur(s)), le temps de travail socialement nécessaire (qui détermine le prix de la marchandise, souvent sans rapport avec le travail qui l'a produit), la baisse tendancielle du taux de profit (comment à force d'investissement technologique et d'amortissement il faut sans arrêt proposer du nouveau pour relancer les flux de valeurs), ou encore le chômage structurel (de l'utilité du chômage pour faire de la pression à la baisse sur les paies et à la hausse du le travail, ou pourquoi une société sans chômage n'est pas profitable car il lui manque un levier psychologique puissant). D'où la lute des classes, car avec ces mécaniques les rangs du prolétariat, exploité par les bourgeois, grossissent, et ils finissent par s'organiser pour résister à la pression (Marx et Engels fréquentaient les milieux syndicalistes anglais, et se sont inspirés d'eux dans l'élaboration de leurs théories et du Manifeste du Parti Communiste).


Passons maintenant au marxisme culturel, invention de Gramsci dans l'Italie des années 20-30.
Il prend les idées de Marx, et opère un renversement dans le postulat. Il s'agit toujours de parler des outils de domination de la bourgeoisie, mais au lieu de voir la culture imposée par la société bourgeoise comme conséquence de la domination économique, il en fait le terreau de la domination économique. C'est d'abord parce que les bourgeois ont pris le pouvoir culturel qu'ils ont imposé leur économie, et non le contraire (l'histoire donnerait plutôt raison à Marx). Ainsi, toute culture est d'abord un outil d'oppression.

Là où ça devient intéressant, c'est que c'est ce marxisme qui a inspiré le stalinisme et le maoïsme, il s'agit avant tout de reprogrammer la culture, et le reste suivra. On peut voir ainsi chez Gramsci les germes du gauchisme, par opposition au socialisme et au communisme. C'est ce même gauchisme qu'on retrouvera aux États-Unis, chez des féministes radicales comme Andrea Dworkin. Avec le soutien de la déconstruction, on obtient un système ou tout phénomène social, aussi anodin, est une arme de subjugation du pouvoir dominant (l'homme blanc).
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III. Jouons au savant fou

Là où ça devient pervers, c'est qu'en croisant marxisme culturel et déconstruction on a obtenu des aberrations intellectuelles telles que l'histoire marxiste (le médiévisme marxiste est absolument hilarant, surtout si on se rappelle que Marx et Engels eux-mêmes, dans l'avant-propos du Manifeste disent qu'il n'y a ni prolétariat ni lutte des classes avant la seconde révolution industrielle anglaise, et à la rigueur des prémices avec la première). À plus d'un titre, les critiques modernes du cinéma, de la bédé, ou du jeu vidéo telles qu'on peut les lire dans Télérama, Aden, Libé ou encore sur Kotaku, iO9, Gamasutra, Polygon et autres pires articles de Escapist période Russ Pitts (avant que ce même connard ne vienne faire ses merdes sur Polygon) sont des critiques déconstructivistes ET imprégnées de marxisme culturel.
Quand Anita Sarkeesian affirme que les jeux vidéo rendent sexistes parce qu'ils perpétuent les clichés hétéronormatifs du Patriarcat, elle ne fait que suivre les bases de Dworkin, et on voit la déconstruction comme le gauchisme. On pourra remarquer que Jack Thompson faisait aussi de la déconstruction quand il affirmait que les jeux vidéo poussaient à fusiller les gens dans la rue.
Remarquez le peu de cas fait de l'esprit humain dans ces lectures: les gens sont des tabulae rasae, bonnes à être programmées une fois, et la reprogrammation se fait en détruisant d'abord toute la société pour la changer de force.

Là où ça devient bizarre, c'est quand on écoute les ultralibéraux affirmer qu'il est normal de virer quelqu'un qui refuse la mobilité (à savoir par exemple quitter le Limousin avec femme et enfants pour aller dans l'usine en Tunisie avec un salaire de Tunisien et une école en Tunisie, du jour au lendemain parce que l'entreprise blablabla). Il est étonnant de voir quelqu'un qu'on dirait plutôt de droite utiliser des arguments gauchistes (la société n'est qu'une construction intellectuelle, la culture, la langue et le pays ne sont rien), de même quand ils imposent des théories de management (Motorola a dénaturé le Kaizen pour créer le Six Sigma, c'est une véritable merde encombrante et inutile, mais on l'a appliquée partout sans réfléchir; les industriels américains ont trahi le toyotisme pour en faire un presse-citron ingrat, et ensuite l'ont imposé comme modèle au monde entier, au mépris des cultures locales, vues comme autant d'obstacles à l'entreprise libérale libre).
Et pourtant, il y a une cohérence, pourquoi refuser les arguments de l'ennemi quand leurs contradictions internes permettent d'opérer un renversement sémantique sans besoin de changer leur expression formelle?
Ainsi, retournant les arguments gauchistes, la société de consommation s'applique à aliéner l'individu en lui promettant sans cesse une révolution culturelle visionnaire et futuriste, qui n'arrive pas (le syndrome du "demain, on rase pour rien"). De même, le marketing ethnique, communautariste et autres, qui cible l'individu comme expression d'une communauté crée des arbres qui cachent la forêt dans un faux sentiment que consommer telle ou telle chose ciblant une communauté c'est participer activement à la vie culturelle de la communauté, alors que le résultat d'un consumérisme autocentré (consommer pour consommer, ce qui est d'ailleurs l'axiome de la société de consommation) est non seulement une déculturation mais une destruction.

Voilà, j'espère que tout ceci aura été assez clair. J'aurais aussi pu parler de l'importance du situationnisme de Debord dans la contextualisation déconstructrice, et du tribut qu'il paie à Marx (et partiellement à Gramsci), avec la Société du Spectacle (comprenez le Spectacle comme l'aliénation sortie de l'usine et appliquée à la société toute entière, par le biais du fétichisme de la marchandise), mais ça sera pour une prochaine fois.
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Merci.
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Merci pour le détail. smile
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