L'article de Pa Pi de 2017 publié sur Facebook, j'ignore si c'est un post public alors je le copie ici avec les liens et biblio.
L’imposture Alvarez
Pa Pi·Jeudi 25 mai 2017·11 minutes
Céline Alvarez a fait le buzz dans le monde de l’enseignement au cours de l’année 2016, en publiant un livre qui relate son expérience d’enseignante en maternelle, 3 ans, avant de démissionner.
Une expérience qu’elle décrit comme une étude « scientifique », et auto-évaluée comme une réussite.
Immédiatement, ses discours démagogiques et populistes sont massivement repris dans les médias, y compris des journaux et télévisions nationales.
La première question légitime qu’on peut donc se poser est : comment est-il possible qu’une inconnue, une prof d’école débutante (à 3 ans d’ancienneté on reste un débutant), puisse bénéficier d’une telle couverture médiatique ?
De la personne de Céline Alvarez, on ne connait rien ou presque. Sur internet on peut simplement lire qu'elle est "formée en linguistique".
D'où une deuxième question : est-ce qu'un diplôme en linguistique (lequel ?) et 3 petites années sur le terrain font de quelqu'un un spécialiste de la pédagogie ?
Tout ce qu'elle raconte existe déjà depuis un siècle, et en bien plus efficace ! Des enseignants appliquent tous les jours des pédagogies innovantes, avec des résultats remarquables, et sans pour autant ameuter les médias.
Derrière Alvarez : Blanquer, le capitalisme et l’obscurantisme
Mais on comprend mieux le buzz d’Alvarez lorsqu’on sait qu’elle a le soutien de l'association "Agir pour l’école", créée en 2010 (sous Sarkozy) à l'initiative de l’Institut Montaigne, une fondation financée par les grands patrons français.
"Agir pour l'école" est en réalité un satellite de l’Institut Montaigne, c’est un groupe dont la principale activité est le lobbying actif afin d'influer sur les programmes de la maternelle et du primaire, pour les orienter évidemment vers une vision ultra-capitaliste.
"Agir pour l'école" finance des pseudo-chercheurs pour réaliser des travaux qui vont dans le sens de ce qu'elle souhaite, puis les utilise afin d'appuyer ses actions de lobbying.
Ce n'est pas la connaissance ni la vérité qui les intéresse, mais uniquement de pouvoir légitimer artificiellement des actions politiques.
Cette association est dirigée par Laurent Cros, énarque, haut fonctionnaire au Budget et ancien adjoint du directeur de cabinet du ministre de l'éducation de Sarkozy.
Parmi ses dirigeants on trouve un certain Jean-Michel Blanquer, ancien directeur de l'enseignement scolaire (également sous Sarkozy), et ministre de l'éducation du gouvernement Macron.
Il s’agit donc d’un groupe de lobbying créé par des politiciens dans l'unique but d'influencer les programmes de l'école, dans le sens du libéralisme et du capitalisme débridé bien sûr.
Ce groupe est d’ailleurs expert dans l’art de la communication et de la manipulation intellectuelle, puisqu’il a par exemple réussi à faire passer une expérimentation n’ayant jamais démontré aucun résultat efficace (le programme “PARLER”) en
projet aux résultats exceptionnels qui est parvenu à diviser la difficulté scolaire par deux !
Et au passage, ils ont embauché de généreuses subventions publiques pour poursuivre leurs “travaux”, par exemple celles de la communauté d’agglomération du Puy-en-Velay, dont le maire était Laurent Wauquiez.
On imagine tout le poids dont bénéficie ce groupe, et on comprend comment une simple prof débutante a pu bénéficier d'une telle écoute bienveillante de la part des médias nationaux, de différents organismes, et de politiciens.
Le résultat, c’est l’ouverture en 2011 d’une “classe expérimentale, cofinancée par des fonds privés” (cf. L. de Cock) au sein d’un école publique.
Une classe par ailleurs totalement déconnectée du reste de l’école, puisque ses horaires étaient décalés (récréations et repas non partagés avec les autres), et qu’il n’y avait quasiment aucune relation ni même aucun contact avec le reste de l’équipe, et très peu avec la directrice de l’époque selon son propre témoignage.
Mais il y a pire… En mars 2016,
l’Institut Montaigne a publié un rapport sur la numérisation à l’école. Bien entendu, celui-ci cite la fameuse enquête Pisa pour justifier ses préconisations.
Et lorsqu’on cherche qui a produit ce rapport, on tombe d’abord sur… Henri de Castries, PDG d'AXA mais qui était par exemple président du comité de direction du groupe Bilderberg en 2011 et qui a été administrateur chez Nestlé et chez HSBC (autant dire que sur l'échelle de la philanthropie, il est plus proche du virus Ebola que de l’Abbé Pierre).
On trouve ensuite trois membres éminents de BCG (Boston Consulting Group), un cabinet international de conseil en stratégie qui a donné son nom à la "matrice BCG" (outil d'aide à la décision stratégique pour faire un maximum de bénéfices dans un domaine donné).
On trouve ensuite la présidente de la société TRALALERE (ça ne s'invente pas) qui vend.... des ressources numériques éducatives !
Et la boucle est bouclée : les politiciens permettent aux industriels de gagner encore plus d’argent, et ceux-ci le leur rendent en soutenant leur carrière politique.
Quant à Alvarez dans l’histoire, elle n’est qu’un tout petit rouage, qui permet de justifier ce système (tout comme l’enquête Pisa). Mais un petit rouage qu’il convient tout de même de mettre à jour et de dénoncer.
Une étude biaisée et des mensonges
Mais ce n'est pas tout. En effet, l'expérimentation sur laquelle se base Céline Alvarez pour justifier le bien-fondé de sa "méthode" semble également relever de la manipulation.
Parmi les nombreux biais, on peut citer par exemple le fait qu’elle n’ait été évaluée que par “Agir pour l’école”, et uniquement la première année.
Ou encore que sur les vidéos ce sont toujours les mêmes 8 parents qui témoignent. Quid des autres ? Le personnel de l’école a déclaré que certains auraient demandé à changer de classe (cf. L. de Cock).
Alvarez s’est également associée avec le psychologue Stanislas Dehaene, bien connu pour ses positions rétrogrades et ses études biaisées sur l’apprentissage de la lecture, ce qui n’est pas pour nous rassurer.
Mais il y a pire... Dès le début de son travail à l’école maternelle Lurçat de Gennevilliers, Alvarez a affirmé qu’elle collaborait avec le CNRS de Grenoble, et que celui-ci avait confirmé les fantastiques résultats de son “expérimentation”.
On peut le voir par exemple
ici,
ici,
ici ou
ici.
Or c’est faux : le CNRS n’a jamais travaillé sur le projet d’Alvarez, encore moins cautionné ses supposés résultats extraordinaires !
Aucun nom de chercheur ni aucune étude du CNRS n’ont jamais été cités, et le site d’Alvarez a publié la mise à jour suivante, qui constitue un aveu clair :
« Une formulation erronée s’est glissée dans le livre “Les lois naturelles de l’enfant” (p.18) indiquant que les tests de cette première année “ont été réalisés par le CNRS de Grenoble”. Cette imprécision sera corrigée lors de la prochaine réimpression » (
source)
On a donc ici à faire à une véritable escroquerie ! Alvarez a sciemment menti en ayant recours à une fausse caution scientifique.
En philosophie ou en sciences, c’est ce qu’on appelle un “argument d’autorité” : faire appel à un organisme ou une personnalité connus, de manière à impressionner et à donner une apparence de crédibilité et de sérieux.
Parfois ces personnalités sont hors de leur champ de compétence (c’est le cas de Dehaene lorsqu’il parle d’enseignement de la lecture), parfois leurs noms sont utilisés et détournés de manière malhonnête (c’est le cas d’Alvarez, ou des créationnistes dans un autre domaine par exemple).
Dénigrement de l’école publique
Enfin, ce qui est peut-être le plus irritant de cette affaire, c'est que pour tenter de justifier ses propos, Alvarez dénigre l'école publique et fait passer les enseignants pour des incompétents.
Ce qui en sciences s'apparente à un biais bien connu sous le nom de "attaque ad hominem" : lorsqu'on n'a pas d'arguments suffisamment solides pour démontrer la justesse des propos qu'on défend, on s'attaque à la personne même de son contradicteur, afin de tenter de le discréditer.
Le résultat est qu’on a placé sur un piédestal une quasi-débutante sortie de nulle part, qui n'a jamais rien démontré ni rien fait de sa vie (elle a même raté sa carrière d'enseignante !), télécommandée pour servir des intérêts politiques, alors que de vrais praticiens du terrain, compétents et expérimentés, ont tant à apporter et n'ont jamais droit à la parole.
Voici un petit extrait du blog de Françoise Cahen (professeur de lettres) qui résume bien les choses :
« On avait pourtant le choix de notre carrière. Il y aurait bien eu cette solution : passer trois ans dans l’éducation nationale, et devenir Jésus… je veux dire Céline Alvarez… C’est à dire faire des miracles, (imposer nos mains montessoriennes afin que tous les enfants deviennent Einstein à la sortie du berceau) puis rapidement devenir Martyre – crucifiée par l’éducation nationale- avant la résurrection médiatique sous la forme d’un livre qu’on multiplie comme les petits pains. Mais non. Nous, on a préféré un truc moins glamour, moins paillettes, moins papier glacé, et moins mystique. Au lieu de devenir Jésus-des-écoles, ou Céline Alvarez, on a voulu devenir enseignants. »
Dans quel but ?
On peut tout de même s’interroger sur les objectifs concrets de telles manipulations. Qu’ont donc à gagner les différents acteurs ?
Dans un article très complet sur Médiapart (références ci-dessous), Laurence de Cock explique qu’en mars 2016, l’Institut Montaigne publiait un rapport “visant à valoriser les atouts du numérique dès l’école primaire”, dans lequel la méthode Montessori y est “citée comme la mieux adaptée à un tel projet”.
Et ce rapport donne en exemple les écoles Steve Jobs aux Pays-Bas (privées et indépendantes), où les élèves sont équipés de tablettes iPad à la place des outils Montessori.
Et il y a des similitudes évidentes avec les discours de Céline Alvarez : “ce sont des écoles où l’on apprend l’« épanouissement », la « créativité », l’« originalité » et la « flexibilité », car, comme l’affirme en ouverture le site qui leur est consacré, « as a parent you hope that your child will become happy in life » (« en tant que parent, vous espérez que votre enfant sera heureux dans la vie »).”
En dehors de l’expérience d’Alvarez, l’association “Agir pour l’école” développe également des projets autour de l’apprentissage de la lecture... à l’aide de tablettes iPad.
Même si Alvarez elle-même n’a pas utilisé les tablettes numériques en classe, son projet est une petite pierre à l’édifice, visant à valider un modèle d’école soutenu par Laurent Cros et Jean-Michel Blanquer : Montessori et “léneurossiences” (incarnées par l’unique personne de Dehaene, mais qu’importe) participent à la justification des théories et du lobbying d’Agir pour l’école, pour le tout numérique, avec évidemment des perspectives économiques très intéressantes à la clé.
Céline Alvarez, quant à elle, a démissionné de l’Éducation Nationale. Internet est muet quant à sa situation professionnelle actuelle à l’heure où j’écris, mais il semble qu’elle gère bien sa petite affaire, avec son site, son forum, ses tutoriels et ses conférences.
Edit : je viens d’apprendre que Céline Alvarez a été officiellement investie par l’Éducation Nationale belge[/url] pour organiser des stages d’enseignants, à raison de 65€ par personne et par semaine (sur la base du volontariat quand même, les profs ne sont pas obligés d’y participer... juste fortement incités !).
A l’heure où j’écris ces lignes (décembre 2018), elle aurait (d’après une collègue belge) actuellement 750 instits en stage ! Ce qui lui rapporte pas loin de 50 000€, même en retirant les petits frais d’organisation, c’est pas mal pour une petite prof inconnue qui n’a pour toute référence que 3 petites années d’expérience, et qui se prétend désintéressé !
Bibliographie :
-
http://www.arretsurimages.net/articles/2017-05-22/Celine-Alvarez-ascension-et-disgrace-de-la-pedago-chouchou-du-ministre-Blanquer-id9873-
https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/270517/celine-alvarez-une-pedagogie-business-compatible-
https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/010916/les-verites-de-celine-alvarez-0-
http://blog.francetvinfo.fr/l-instit-humeurs/2016/09/11/pourquoi-celine-alvarez-divise-t-elle-autant-les-profs.html-
http://www.slate.fr/story/125493/celine-alvarez-
http://fcahen.neowordpress.fr/2016/10/01/desoles-nous-ne-sommes-pas-celine-alvarez-nous-ne-sommes-que-des-profs/-
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2014/04/04042014Article635321946980819517.aspx-
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/05/18052017Article636306889190429536.aspx-
http://www.agirpourlecole.org/lecole-de-demain-j-m-blanquer/-
https://sudeducation95.ouvaton.org/2017/05/19/jean-michel-blanquer-ministre-marche-destruction-de-lecole-publique/-
http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2016/11/07112016Article636140851780439010.aspx- Rapport de l’Institut Montaigne sur la numérisation à l’école :
http://www.institutmontaigne.org/fr/publications/le-numerique-pour-reussir-des-lecole-primaire-
https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/230917/science-et-pedagogie-deformations-et-impostures-2-agir-pour-lecole-et-parler-
http://david.monniaux.free.fr/dotclear/index.php/post/2016/10/22/C%C3%A9line-Alvarez-et-le-CNRS-de-Grenoble