L'islamisme, on n'en parlait pas il y a 50 ans, on n'en parlera pas dans 50 ans : c'est un phénomène bien circonscrit dans le temps et dans l'espace.
L'islamisme est l'idéologie de transition du monde arabo-musulman en cours d'alphabétisation. Des transitions semblables et nombreuses ont eu lieu dans l'Histoire. Parmi les plus spectaculaires : la Révolution française et la Révolution russe. Ce sont toujours des passages problématiques, violents, difficiles à gérer.
Il est facile de comprendre pourquoi l'alphabétisation de masse déstabilise une société.
Le renversement des pouvoirs entre l'ancienne génération analphabète et la nouvelle génération qui sait lire, la diffusion naïve des nouveaux savoirs, le désordre matrimonial (élévation de l'âge au mariage), la découverte de l'injustice du monde créent une anxiété sociale.
C'est une époque de naissance de l'idéologie, qui se nourrit de cette anxiété. Chez l'homme alphabétisé, l'horizon psychologique passe du village à la nation, les capacités d'introspection sont démultipliés, l'idée politique se met à circuler à grande vitesse. La société retraduit ses valeurs morales profondes en utopie politique moderne. Les esprits nouvellement alphabétisés n'ont pas encore l'expérience et le cynisme nécessaires pour rejeter les idées simples et l'action brutale.
La transition du monde analphabète résigné au monde alphabétisé apaisé est donc une période de troubles, qui voit s'agiter des masses enfiévrées et violentes. Typiquement ça dure une génération. Quelques décennies après l'explosion idéologique, on observe une chute de la natalité, un apaisement des masses et un encroûtement du régime politique. Les transitions actuelles ont tendances à être plus rapide que les transition pionnières d'il y a quelques siècles.
On peut illustrer ce propos en donnant les dates où différentes régions du monde ont dépassé un taux d'alphabétisation masculine de 70%, et les grands événements historiques subséquents :
- Bassin parisien : 1750-1800 (révolution puis empire)
- Japon : 1850-1900 (révolution meiji puis impérialisme)
- Russie : 1915 (révolution puis stalinisme)
- Mexique : 1925 (révolution mexicaine)
- Indonésie : 1960 (massacres anticommunistes)
- Cambodge : 1960 (massacres khmers rouges)
- Iran : 1980 (révolution)
- Nicaragua : 1980 (révolution)
Je ne mets que quelques exemples pour montrer l'universalité du truc ; on pourrait considérablement allonger la liste.
On trouve une poignée de cas avec un décalage temporel anormal, mais qu'on peut expliquer (une révolution cubaine trop tardive, du fait de la persistance d'un régime dictatorial soutenu par l'étranger ; une révolution chinoise trop précoce - mais finalement le taux d'alphabétisation montre que le réveil idéologique correspond à la révolution culturelle et pas à 1949). Des cas un peu singuliers aussi, comme les Etats-Unis, du fait de la construction de la population par immigration.
Dans l'ensemble la coïncidence des chiffres est tout à fait remarquable.
Il faut à tout prix garder ce point de vue en tête afin d'inscrire les événements actuels dans une échelle temporelle, et discriminer finement entre les différents islamismes. L'examen du taux d'alphabétisation dresse par exemple un tableau rassurant de l'Algérie, du Liban ou de l'Iran, où la fièvre islamiste est passée. La situation beaucoup plus préoccupante au Pakistan, où on est au beau milieu de la transition, et encore pire en Afghanistan, où tout ne fait que commencer. (L'usage ou le non usage de la bombe pakistanaise sera un test intéressant de la raison humaine).
Maintenant, quelle posture adopter?
Les transitions sont des moments dangereux où des sociétés agitées fabriquent leur modèle de modernité. Historiquement ça a pu se traduire par des souffrances indicibles et des guerres d'immense ampleur (cas russes et allemands). Ce n'est toutefois pas une fatalité, et les transitions génocidaires sont l'exception.
1) Les transitions idéologiques actuelles sont intrinsèquement moins dangereuses que les anciennes : les nouveaux arrivants sont des puissances mineures, dans un monde plein de pays très avancés.
2) D'une société à l'autre, les idéologies et leur éventuel potentiel meurtrier ne sont pas les mêmes. Les sociétés élaborent leur idéologie en fonction de leur background anthropologique et culturel. C'est pourquoi la Révolution française et la Révolution russe ne portent pas les mêmes valeurs.
On se représente facilement la société utopique islamiste. C'est un régime semi-autoritaire à potentialités démocrate et sociale. Il est politiquement conservateur, tient un discours universaliste, verbeux et jaloux de sa souveraineté.
L'état islamiste est relativement faible. La société est moins traversée de réseaux bureaucratiques verticaux, que de réseaux personnels horizontaux (familiaux, claniques et amicaux), lui donnant ainsi une forte cohésion et, éventuellement, une grande résistance guerrière. Les pays arabes sont à peu près tous centralisateurs et jacobins et brouillent consciemment, comme en France, les dimensions ethniques et linguistiques dans leurs statistiques officielles.
L'islamisme porte de puissantes valeurs d'égalité des hommes, avec un idéal de fraternité, et une soumission bienveillante des femmes.
Il n'est pas mangeur d'hommes : contrairement aux transitions allemande, russe ou chinoise, on ne constate pas de bureaucratie folle capable de supprimer des millions d'hommes de quelques coups de crayons.
En résumé, tout cela forme un cocktail qui est finalement assez rassurant et facile à gérer, au regard des précédents historiques. On doit subir le danger pendant encore une génération, mais il est plutôt anodin.
Il faut être vigilant, éviter les provocations qui aggravent colères et ressentiment, autant que l'indifférence devant la violence politique.
Les pays les plus petits, arriérés et agités peuvent être propices à une intervention internationale pour calmer la fièvre (il n'est pas interdit de penser que l'intervention en Afghanistan en 2001 était justifiée... toutefois cette guerre a depuis longtemps perdu son sens).
Les pays les plus puissants et les plus avancés devraient pouvoir être intégrés dans le jeu international normal par une franche coopération (cas de l'Iran).
Il faut s'inquiéter de la situation afghane. La coalition mène là bas une guerre inutile et sale, dans une société qui est en passe d'entrer en ébullition. Les buts de guerre ne sont pas définis, on se demande ce qu'on fait là bas : le prolongement de la guerre n'est que le résultat de la passivité politique. Les troupes internationales sont loin de chez elles et les voies de communication dépendent d'un pays, le Pakistan, qui peut potentiellement basculer et devenir incontrôlable. Tous les ingrédients du désastre et de la stupidité politique sont là.
(En fait l'Afghanistan fait les frais d'un jeu politique américain destiné à maintenir la cohésion de ses vassaux derrière un militarisme théâtral, au prix d'une mise en danger préoccupante de nos armées.)
Le cas de l'Irak est également problématique mais est américano-américain.
À noter enfin que les conflits islamistes de transition se sont ouverts sur l'interface entre le monde musulman et le monde anciennement communiste. L'occident ne s'est retrouvé concerné que parce qu'il est agresseur. C'est vraiment notre problème.
Ce pavé concerne les mouvements islamistes dans le monde musulman. Il n'a donc aucun rapport avec les problèmes d'immigration en France (précision pour les malcomprenants).Les droits inaliénables du troll :
1) le droit d'avoir raison
2) le droit d'être péremptoire
3) le droit de ne pas lire
4) le droit de ne pas répondre
5) le droit d'être de mauvaise foi
6) Autant pour moi / Faignant / Vivent Tintin et Milou