Hippopotame (./663) :
Les marchands, les petits artisans qui forment la base de la population des villes médiévales sont donc plus croyants que la moyenne. A l'inverse, les ouvriers agricoles des grandes exploitations sont peu croyants, même s'il y a un respect formel de l'Eglise. (Tout ça se mesure très bien par l'analyse des archives de l'église : il y a très peu de vocations venues des campagnes).
(tiens, plus généralement, c'est possible de trouver des détails sur ce genre de phénomènes sur internet ? j'ai pas l'impression de pouvoir trouver gd-chose avec google...)
Pollux
(./664) :mais d'où vient la chute des croyances religieuses en italie du sud si l'alphabétisation n'avait pas encore eu lieu ?
Les marchands, les petits artisans qui forment la base de la population des villes médiévales sont donc plus croyants que la moyenne. A l'inverse, les ouvriers agricoles des grandes exploitations sont peu croyants, même s'il y a un respect formel de l'Eglise.Oui enfin qu'est-ce qui fait que ça ne peut pas s'expliquer plus simplement par un niveau intellectuel/culturel plus élevé en ville ?
Hippopotame (./663) :
Voilà un résumé du modèle présenté dans L'invention de l'Europe pour comprendre la formation des idéologies italiennes au XIXième siècle, et ce que Moumou appelle sa propension au populisme. En fait, le plus pertinent pour cette question, c'est de parler plus particulièrement du Sud de l'Italie.
On part de plusieurs variables anthropologiques ou sociologiques fondamentales. Au plus profond, on a le système familial, et aussi le système agraire (mais je ne développerai pas trop là dessus). Au dessus, et comme conséquences, on a la croyance religieuse, le niveau d'alphabétisation, et le tempérament idéologique.
Le Sud de l'Italie est une région de famille nucléaire égalitaire, fondée sur une relation parents-enfants libérale, et une égalité entre les frères et soeurs. Au moyen âge, le système agraire est celui de la grande exploitation : les paysans sont des ouvriers agricoles, ils ne possèdent pas les terres. (L'association de ce type familial et de ce système agraire est assez fréquente, elle se retrouve en Espagne ou dans le bassin parisien).
La péninsule italienne, du point de vue du système familial, n'est pas homogène : le nord de l'Italie est également une région de famille nucléaire égalitaire, mais le centre est une région de famille communautaire (autoritaire et égalitaire).
* Développement de l'alphabétisation :
L'alphabétisation de masse en Europe débute le long d'un axe Suède - Allemagne - Suisse. Elle débute à la suite de la Réforme protestante, et s'appuie à la fois sur le protestantisme, et sur la famille souche qui lui sert d'assise. Le protestantisme veut donner aux fidèles l'accès aux écritures, et le potentiel éducatif de la famille souche est supérieur à celui des autres types (d'ailleurs ça reste tout à fait vrai aujourd'hui, au vu des performances scolaires japonaises, coréennes, allemandes ou suédoises...).
La partie protestante de l'Europe, centrée autour du monde germanique, est donc la première alphabétisée. Ensuite, l'alphabétisation de masse progresse par contagion culturelle. Le bassin parisien s'alphabétise dans la deuxième moitié du XVIIIième siècle. Le Sud du monde latin (sud de l'Espagne, sud de l'Italie), qui est le plus éloigné du centre de diffusion, doit attendre la fin du XIXième siècle, voire le début du XXième siècle, pour être alphabétisée : ces régions sont de tempéramment analogue à celui du bassin parisien, mais elles ont quasiment deux siècles de retard historique.
* Déchristianisation :
Il y a en Europe trois grandes vagues de déchristianisation, très différentes, qui ont lieu à des dates et en des lieux diistincts. Chacune est un phénomène rapide, durant une ou quelques décennies. La première concerne essentiellement les régions cathoiques, de famille nucléaire égalitaire (bassin parisien, côte d'azur, Italie du Sud, Espagne du centre et du Sud), elle a lieu dans la deuxième partie du XVIIIième siècle. La seconde concerne les régions de famille souche et de religion protestante (par exemple le nord de l'Allemagne), elle commence vers 1880. La dernière concerne les régions catholiques de famille souche (par exemple, les régions françaises périphériques où l'Eglise était restée une puissance sociale), elle a lieu dans les années 1960.
Celle qui nous intéresse est la première. Pour la comprendre, il faut d'abord voir que le Dieu libéral égalitaire du catholicisme contre-réformé est un Dieu fragile. La libéralité de la relation père-fils implique qu'on ne croit pas beaucoup à l'autorité de Dieu. L'égalité stricte entre les frères rend fragile l'idée d'une transcendance, l'idée qu'il existe un être de nature différente. Ensuite, il faut voir que le catholicisme contre réformé est essentiellement un phénomène *urbain*. Comme l'a montré Max Weber, l'autonomie économique est un stimulant religieux. La possibilité d'un destin terrestre individuel permet d'imaginer ensuite un destin céleste. Les marchands, les petits artisans qui forment la base de la population des villes médiévales sont donc plus croyants que la moyenne. A l'inverse, les ouvriers agricoles des grandes exploitations sont peu croyants, même s'il y a un respect formel de l'Eglise. (Tout ça se mesure très bien par l'analyse des archives de l'église : il y a très peu de vocations venues des campagnes). En milieu nucléaire égalitaire, avec un système de grande exploitation, l'Eglise tient donc les villes, qui elles même tiennent les campagnes. Cette structure s'effondre quand la croyance religieuse des villes est attaquée par les Lumières du XVIIIième siècle. Les villes perdent la foi, et donc les campagnes perdent également la foi, le système s'effondre. Ailleurs en Europe, les campagnes résistent, et au bout d'un siècle, les philosophes déistes, les aristocrates libertins et athées ou les "souverains éclairés" finissent par disparaître.
* Naissance de l'idéologie :
Quand une société est à la fois déchristianisée et alphabétisée, elle passe à l'âge idéologique : la cité nationale remplace la cité céleste. Les valeurs idéologiques exprimées sont celles du système familial sous jacent.
La différentiation gauche/droite est une conséquence de l'industrialisation et de la question ouvrière. Si l'industrialisation n'a pas commencée, il n'y a pas de gauche et de droite (cas de la Révolution française). Dès que l'industrialisation commence, cette dichotomie apparaît (cas de la révolution de 1848).
* Les idéologies de tempérament nucléaire égalitaire
Les idéologies exprimées découlent d'une conception individualiste et égalitaire de l'Homme. Les structures collectivisantes, comme les syndicats et les partis, sont faibles et ont peu d'adhérents. Bien sûr, la politique s'appuie quand même sur des réseaux d'hommes, mais la bande plutôt que le parti est la structure politique privilégiée.
A gauche, les idéologies sont déclinées sous différentes versions d'un même "anarcho-socialisme" : l'anarchisme, un socialisme laïc, libéral et égalitaire, ou un communisme fragile et dans ses tréfonds moins autoritaire que le communisme russe, sont différentes variantes. La droite exprime le besoin d'ordre des classes moyennes, dans une société aux limites de l'anarchie. Le besoin symbolique d'ordre peut se fixer de manière préférentielle sur l'armée, par définition l'ultime institution organisée de la société. En France, c'est le bonapartisme, le boulangisme, ou plus tard le gaullisme. L'ordre militaire reste ici presque uniquement symbolique. Le Chef de cette idéologie libéral-militariste reste au fond un "anarchiste". Il n'est pas lié par des doctrines très élaborées, il est libéré de toute convention. Le tempérament égalitaire donne à cette droite de vraies préoccupations sociales. En Espagne, le franquisme s'appuie aussi sur l'ordre de l'armée, mais de manière sauvage et sanglante.
Au Sud de l'Italie, cette idéologie de droite ne peut pas se fixer dans l'armée, car l'état piémontais est vu comme un étranger, et la population lui résiste. Les idéologies de droite prennent alors la forme des réseaux clientélistes et de la mafia. La mafia définit un ordre individualiste, ultralibéral et personnalisé. Bon, maintenant, pourquoi ça a été spécialement la mafia et le clientélisme, et pas quelque chose de plus civilisé?
* Amoralité et immoralité au sud du monde latin
Il y a beaucoup de similitudes entre les idéologies italiennes, espagnoles et françaises, mais il y a aussi une différence fondamentale. La Révolution est un mouvement hautement moral, positif. Elle affirme une croyance en la vertu et le progrès. Les idéologies du sud du monde latin sont beaucoup plus introverties. Les mouvements anarchistes espagnols, abstentionnistes, sont nés pour l'échec. C'est l'énergie du désespoir qui meut les républicains espagnols. A droite, on fait preuve de beaucoup plus de sauvagerie et d'immoralité qu'en France : "Viva la muerte" est un cri de ralliement des franquistes. Quant à l'Italie, la mafia est évidemment une organisation immorale de la vie publique, destructrice de la civilisation.
L'origine de cette différence est à chercher dans la chronologie de la déchristianisation et de l'alphabétisation. Dans le bassin parisien, ces deux évènements sont simultanés. Le passage immédiat d'une métaphysique religieuse à une métaphysique nationale donne aux populations l'impression d'un immense mouvement en avant de l'Humanité, une foi intense en le progrès.
Dans l'extrême sud du monde latin, en revanche, les populations ont vécu pendant plus d'un siècle dans un état d'abandon spirituel, entre la fin des croyances religieuses et le début des croyances idéologiques. En l'absence de référent moral, une certaine amoralité ou même immoralité ambiante a pu se développer. Lorsque l'idéologie a enfin émergé, les structures et les habitudes en places étaient suffisamment installées pour influencer leur développement...
Bref, voilà pour un résumé du modèle. C'est loin de décrire la totalité des tempéraments politiques italiens (le nord de l'Italie est plus proche de la normalité française, le centre autoritaire est le berceau du fascisme, et aussi d'un communisme puissant et proche du communisme russe.), mais c'est sans doute ce qui explique le mieux la partie corruption et "populisme".
smeet (./669) :Hippopotame (./663) :
Voilà un résumé du modèle présenté dans L'invention de l'Europe pour comprendre la formation des idéologies italiennes au XIXième siècle, et ce que Moumou appelle sa propension au populisme. En fait, le plus pertinent pour cette question, c'est de parler plus particulièrement du Sud de l'Italie.
On part de plusieurs variables anthropologiques ou sociologiques fondamentales. Au plus profond, on a le système familial, et aussi le système agraire (mais je ne développerai pas trop là dessus). Au dessus, et comme conséquences, on a la croyance religieuse, le niveau d'alphabétisation, et le tempérament idéologique.
Le Sud de l'Italie est une région de famille nucléaire égalitaire, fondée sur une relation parents-enfants libérale, et une égalité entre les frères et soeurs. Au moyen âge, le système agraire est celui de la grande exploitation : les paysans sont des ouvriers agricoles, ils ne possèdent pas les terres. (L'association de ce type familial et de ce système agraire est assez fréquente, elle se retrouve en Espagne ou dans le bassin parisien).
La péninsule italienne, du point de vue du système familial, n'est pas homogène : le nord de l'Italie est également une région de famille nucléaire égalitaire, mais le centre est une région de famille communautaire (autoritaire et égalitaire).
* Développement de l'alphabétisation :
L'alphabétisation de masse en Europe débute le long d'un axe Suède - Allemagne - Suisse. Elle débute à la suite de la Réforme protestante, et s'appuie à la fois sur le protestantisme, et sur la famille souche qui lui sert d'assise. Le protestantisme veut donner aux fidèles l'accès aux écritures, et le potentiel éducatif de la famille souche est supérieur à celui des autres types (d'ailleurs ça reste tout à fait vrai aujourd'hui, au vu des performances scolaires japonaises, coréennes, allemandes ou suédoises...).
La partie protestante de l'Europe, centrée autour du monde germanique, est donc la première alphabétisée. Ensuite, l'alphabétisation de masse progresse par contagion culturelle. Le bassin parisien s'alphabétise dans la deuxième moitié du XVIIIième siècle. Le Sud du monde latin (sud de l'Espagne, sud de l'Italie), qui est le plus éloigné du centre de diffusion, doit attendre la fin du XIXième siècle, voire le début du XXième siècle, pour être alphabétisée : ces régions sont de tempéramment analogue à celui du bassin parisien, mais elles ont quasiment deux siècles de retard historique.
* Déchristianisation :
Il y a en Europe trois grandes vagues de déchristianisation, très différentes, qui ont lieu à des dates et en des lieux diistincts. Chacune est un phénomène rapide, durant une ou quelques décennies. La première concerne essentiellement les régions cathoiques, de famille nucléaire égalitaire (bassin parisien, côte d'azur, Italie du Sud, Espagne du centre et du Sud), elle a lieu dans la deuxième partie du XVIIIième siècle. La seconde concerne les régions de famille souche et de religion protestante (par exemple le nord de l'Allemagne), elle commence vers 1880. La dernière concerne les régions catholiques de famille souche (par exemple, les régions françaises périphériques où l'Eglise était restée une puissance sociale), elle a lieu dans les années 1960.
Celle qui nous intéresse est la première. Pour la comprendre, il faut d'abord voir que le Dieu libéral égalitaire du catholicisme contre-réformé est un Dieu fragile. La libéralité de la relation père-fils implique qu'on ne croit pas beaucoup à l'autorité de Dieu. L'égalité stricte entre les frères rend fragile l'idée d'une transcendance, l'idée qu'il existe un être de nature différente. Ensuite, il faut voir que le catholicisme contre réformé est essentiellement un phénomène *urbain*. Comme l'a montré Max Weber, l'autonomie économique est un stimulant religieux. La possibilité d'un destin terrestre individuel permet d'imaginer ensuite un destin céleste. Les marchands, les petits artisans qui forment la base de la population des villes médiévales sont donc plus croyants que la moyenne. A l'inverse, les ouvriers agricoles des grandes exploitations sont peu croyants, même s'il y a un respect formel de l'Eglise. (Tout ça se mesure très bien par l'analyse des archives de l'église : il y a très peu de vocations venues des campagnes). En milieu nucléaire égalitaire, avec un système de grande exploitation, l'Eglise tient donc les villes, qui elles même tiennent les campagnes. Cette structure s'effondre quand la croyance religieuse des villes est attaquée par les Lumières du XVIIIième siècle. Les villes perdent la foi, et donc les campagnes perdent également la foi, le système s'effondre. Ailleurs en Europe, les campagnes résistent, et au bout d'un siècle, les philosophes déistes, les aristocrates libertins et athées ou les "souverains éclairés" finissent par disparaître.
* Naissance de l'idéologie :
Quand une société est à la fois déchristianisée et alphabétisée, elle passe à l'âge idéologique : la cité nationale remplace la cité céleste. Les valeurs idéologiques exprimées sont celles du système familial sous jacent.
La différentiation gauche/droite est une conséquence de l'industrialisation et de la question ouvrière. Si l'industrialisation n'a pas commencée, il n'y a pas de gauche et de droite (cas de la Révolution française). Dès que l'industrialisation commence, cette dichotomie apparaît (cas de la révolution de 1848).
* Les idéologies de tempérament nucléaire égalitaire
Les idéologies exprimées découlent d'une conception individualiste et égalitaire de l'Homme. Les structures collectivisantes, comme les syndicats et les partis, sont faibles et ont peu d'adhérents. Bien sûr, la politique s'appuie quand même sur des réseaux d'hommes, mais la bande plutôt que le parti est la structure politique privilégiée.
A gauche, les idéologies sont déclinées sous différentes versions d'un même "anarcho-socialisme" : l'anarchisme, un socialisme laïc, libéral et égalitaire, ou un communisme fragile et dans ses tréfonds moins autoritaire que le communisme russe, sont différentes variantes. La droite exprime le besoin d'ordre des classes moyennes, dans une société aux limites de l'anarchie. Le besoin symbolique d'ordre peut se fixer de manière préférentielle sur l'armée, par définition l'ultime institution organisée de la société. En France, c'est le bonapartisme, le boulangisme, ou plus tard le gaullisme. L'ordre militaire reste ici presque uniquement symbolique. Le Chef de cette idéologie libéral-militariste reste au fond un "anarchiste". Il n'est pas lié par des doctrines très élaborées, il est libéré de toute convention. Le tempérament égalitaire donne à cette droite de vraies préoccupations sociales. En Espagne, le franquisme s'appuie aussi sur l'ordre de l'armée, mais de manière sauvage et sanglante.
Au Sud de l'Italie, cette idéologie de droite ne peut pas se fixer dans l'armée, car l'état piémontais est vu comme un étranger, et la population lui résiste. Les idéologies de droite prennent alors la forme des réseaux clientélistes et de la mafia. La mafia définit un ordre individualiste, ultralibéral et personnalisé. Bon, maintenant, pourquoi ça a été spécialement la mafia et le clientélisme, et pas quelque chose de plus civilisé?
* Amoralité et immoralité au sud du monde latin
Il y a beaucoup de similitudes entre les idéologies italiennes, espagnoles et françaises, mais il y a aussi une différence fondamentale. La Révolution est un mouvement hautement moral, positif. Elle affirme une croyance en la vertu et le progrès. Les idéologies du sud du monde latin sont beaucoup plus introverties. Les mouvements anarchistes espagnols, abstentionnistes, sont nés pour l'échec. C'est l'énergie du désespoir qui meut les républicains espagnols. A droite, on fait preuve de beaucoup plus de sauvagerie et d'immoralité qu'en France : "Viva la muerte" est un cri de ralliement des franquistes. Quant à l'Italie, la mafia est évidemment une organisation immorale de la vie publique, destructrice de la civilisation.
L'origine de cette différence est à chercher dans la chronologie de la déchristianisation et de l'alphabétisation. Dans le bassin parisien, ces deux évènements sont simultanés. Le passage immédiat d'une métaphysique religieuse à une métaphysique nationale donne aux populations l'impression d'un immense mouvement en avant de l'Humanité, une foi intense en le progrès.
Dans l'extrême sud du monde latin, en revanche, les populations ont vécu pendant plus d'un siècle dans un état d'abandon spirituel, entre la fin des croyances religieuses et le début des croyances idéologiques. En l'absence de référent moral, une certaine amoralité ou même immoralité ambiante a pu se développer. Lorsque l'idéologie a enfin émergé, les structures et les habitudes en places étaient suffisamment installées pour influencer leur développement...
Bref, voilà pour un résumé du modèle. C'est loin de décrire la totalité des tempéraments politiques italiens (le nord de l'Italie est plus proche de la normalité française, le centre autoritaire est le berceau du fascisme, et aussi d'un communisme puissant et proche du communisme russe.), mais c'est sans doute ce qui explique le mieux la partie corruption et "populisme".
Bien vu.
Pollux (./676) :
ça parle les raccourcis ?