Bovido (./26) :
Je prends un exemple : je suis menuisier et je fabrique une chaise et la vend (ou la loue) à X. Y, l'ami de X, s'assoit sur la chaise ; moi, je l'attaque en justice et lui réclame des dommages et intérêts en prétextant qu'il n'a aucun droit sur cette chaise car ne m'ayant rien payé pour en avoir. Bien sûr, je perds mon procès, X fait ce qu'il veut de "ma" chaise" et, de plus, je n'ai conclu aucun contrat avec Y. Et bien, ça ne marche pas comme ça pour la "propriété" intellectuelle" (ce qui n'est pas, selon moi, normal). "Vendre définitivement" ce serait vendre ce sur quoi on a travaillé une fois pour toutes et ne pas réclamer je ne sais quel droit sur icelui.
Pollux (./404) :
Jean-Claude Labitte est un petit artisan dans le Cantal, qui va bientôt prendre
sa retraite. Il y a 3 jours un client lui a demandé s'il pouvait lui réaliser
une commande un peu spéciale. Le problème, c'est qu'il lui faudrait un logiciel
spécial pour la réaliser. Mais le client est prêt à payer 3500€, donc
Jean-Claude a bien envie de faire un petit effort. Il fait son calcul : déjà le
logiciel ne lui servira sûrement que cette fois-ci, parce qu'il part à la
retraite dans trois mois ; ensuite ça lui revient à 2000€ de pièces et
main-d'oeuvre, donc s'il arrive à trouver un logiciel à moins de 1500€ il rentre
dans ses frais. S'il le trouve à 1400€, il est plutôt content parce qu'il gagne
100€, mais s'il le trouve juste à 1600€, il enverra chier le client, parce que
Jean-Claude c'est pas la mère Teresa non plus !
Alors il part en quête de ce fameux logiciel. Paraît-il, ça n'existe pas encore,
mais il entend parler d'un certain M. Bovido, qui a monté un projet. Alors il
lui passe un coup de fil : M. Bovido lui dit qu'il a trouvé une entreprise qui
moyennant 1 M€ développera ce logiciel en moins de 2 mois ; pour le financer il
a déjà trouvé 700 personnes qui sont prêtes à payer 1000€, le tout alors que le
projet a démarré il y a à peine trois semaines. M. Bovido lui explique qu'avec
un simple RIB il pourra souscrire lui aussi au programme de financement du
logiciel, et que dès que les 1000 personnes seront atteintes il sera débité de
1000€ et les développeurs se mettront au boulot ! Il lui dit qu'en revanche, il
faut se dépêcher parce qu'il n'y a plus que 2 semaines pour finir la vente, et
que si les 1000 personnes ne sont pas atteintes d'ici là, la vente sera annulée
et le logiciel ne verra pas le jour. Jean-Claude est très content, il se dit que
soit il gagnera 500€ si le seuil est atteint, soit le seuil n'est pas atteint et
il ne perdra rien parce qu'il dira à son client que c'est pas possible de faire
la commande. Manque de bol, il n'a pas de RIB sous la main, il faudra qu'il
passe à la banque demain parce qu'aujourd'hui il est trop tard. Il promet de
rappeler M. Bovido demain matin pour lui donner son RIB. Content de lui, il va
se coucher.
Le lendemain, en se rasant, Jean-Claude pense à qqch : tiens, qu'est-ce qui se
passerait si je m'inscrivais pas au programme de M. Bovido ? Il sait comme tout
le monde que depuis la révolution hippopocratique de 2017 qui abolissait
notamment la propriété intellectuelle l'INA garde non seulement toutes les
émissions de télé diffusées depuis 1974 mais aussi tous les logiciels publiés
depuis 2012. Il sait donc bien que même sans s'inscrire au programme de M.
Bovido il pourra utiliser le logiciel, mais il préfère augmenter les chances que
le seuil soit atteint : si le seuil est atteint, il gagne 500€ alors qu'il ne
gagne rien du tout si le seuil n'est pas atteint, donc il faut qu'il fasse tout
son possible pour que le seuil soit atteint... Mais chez les Labitte, on a le
sens de l'argent de père en fils ; Jean-Claude sent qu'il peut gagner plus que
ça. Il réfléchit, il tourne et retourne le problème dans tous les sens. Il
imagine des scénarios, il se prend même à rêver : s'il ne donne rien à M. Bovido
et que le seuil est atteint, il gagnera 1500€ ! Un vrai jackpot, de quoi changer
sa télé holographique poussiéreuse ! Mais il se dit que c'est pas très réaliste,
si ça se trouve le seuil sera pas atteint, et il aura l'air bête de ne pas
s'être inscrit chez M. Bovido. Il est quand même un peu tenté par le risque,
l'excitation du jeu ! Mais comme son père lui disait, on ne joue pas avec
l'argent. Il lui disait, à lui qui pourtant n'aimait pas les maths : « Quand tu
as une décision à prendre qui met de l'argent en jeu, fais ton calcul : prends
en compte les risques, les probabilités, et regarde le solde final.
Souviens-toi, mon fils : ne te laisse jamais aveugler par tes sentiments. »
Certes, Jean-Claude n'était pas un homme d'affaires rusé comme son père, mais il
avait toujours suivi ses conseils religieusement. Alors il se met à son bureau,
sort une feuille de papier et se met en tête d'évaluer les risques, les
probabilités. Après tout, quelle est la probabilité que le seuil soit atteint
s'il ne participe pas ? Jean-Claude n'en sait rien. Il voit qu'il y a eu 700
personnes en 3 semaines, soit un peu plus de 200 par semaine. Il reste 2
semaines, donc il faudrait qu'il y ait 150 personnes par semaine encore. C'est
jouable, mais comme d'habitude dans ces ventes les gens se décident plutôt au
début donc c'est possible que le seuil ne soit pas atteint malgré tout. Comme il
est bien obligé de trouver un chiffre pour faire son calcul, il se dit « va pour
50% ». Il ne lui manque plus qu'un autre chiffre : la probabilité que le seuil
soit atteint s'il participe. Il ne sait pas trop par quel bout prendre le
problème : d'un côté il se dit « oh, une personne de plus, une personne de
moins, qu'est-ce que ça changerait à la probabilité ? », mais d'un autre côté il
sait bien qu'il y a plus de chances que le seuil soit atteint s'il participe.
Jean-Claude est bien embêté. « Ah là là, les maths c'est vraiment pas mon truc !
» Mais il se dit qu'il faut bien mettre quelquechose. Plus de 50%, ça c'est sûr.
Moins de 100%, ça c'est sûr aussi. Alors, les mains tremblantes, il écrit « 75%
» avec son stylo plume. « Advienne que pourra », pense-t-il. D'un geste décidé,
il sort sa vieille calculatrice du siècle dernier, et tape sans précipitation
les chiffres. 7, 5, « divisé par », 100, « multiplié par », 500, « plus », 25, «
divisé par », 100, « multiplié par », 0. Il écrit « Gain moyen si je m'inscris :
375€ ». Il recommence à taper : « 50 divisé par 100 multiplié par 1500 plus 50
divisé par 100 multiplié par 0 », « égale ». Il s'arrête un instant, puis écrit
fébrilement « Gain moyen si je ne m'inscris pas : 750€ ». Le double ! Il a dû se
tromper. Il refait ses calculs. Il change les probabilités : 40% s'il ne
s'inscrit pas, 80% s'il s'inscrit. Toujours pareil : « Gain moyen si je
m'inscris : 400€ », « Gain moyen si je ne m'inscris pas : 600€ ». Ce n'est pas
possible, les probabilités ne peuvent pas être si extrêmes ! Lui, petit artisan
du Cantal n'allait pas avoir 40% de chances de changer le destin d'un projet à 1
M€. Jean-Claude doit se rendre à l'évidence : il ne doit pas suivre M. Bovido.
Il rappelle M. Bovido, lui dit qu'il est désolé mais qu'il ne souhaite plus
participer.
...................................-- Épilogue --
Jean-Claude vient de finir sa journée de travail. Il sait que ça fait maintenant
deux semaines qu'il a appelé M. Bovido. Il pense au catalogue de télés
holographiques qu'il a feuilleté avec sa femme. Il pense aux promos du club Med.
Il consulte le Googlenet, et tombe sur un communiqué de M. Bovido : « Notre
projet avec la société Alcantara Systems n'a pu aboutir faute de promesses de
dons. Nous regr... » En clair : pas de télé, pas de voyage en tête-à-tête.
Jean-Claude ressent un petit goût d'amertume. « Si seulement j'avais participé,
mais quel con ! » Il appelle sa femme, qui ne peut masquer une pointe de
déception mais fait son possible pour le consoler. Il continue la lecture : «
Sur les 1000 promesses nécessaires, nous n'avons pu en récolter que 893. » Son
visage se détend, s'illumine presque. Tout ça pour ça ! Il se lève, ouvre grand
les fenêtres. Il fait beau, les arbres sont en fleurs. La montagne est calme.
C'est à peine si on prêterait attention à cette espèce d'éclat de rireretentissant.
[Devinette] : qu'est-ce qui se serait passé s'il n'y avait pas eu la révolution de 2017 ?
(mais bon, l'histoire en question est fictive parce qu'à part dans la société rêvée de Kevin Kofler il y a, outre la possibilité de faire des logiciels librement redistribuables, la possibilité de faire des logiciels DRMifiés -- et donc un business-model s'appuyant là-dessus serait rentable et satisferait parfaitement les besoins de notre ami Jean-Claude, qui serait heureux de donner 1000€ au Grand Capital ; par contre ça contredit les dires d'Hippo qui affirme que ce modèle-là serait voué à l'échec)
Nil (./48) :
Meow > Je trouve que le parallèle d'Hippo est plus intéressant.Imaginons un monde où un savant découvre une machine à dupliquer les pains pour presque rien, à l'infini. Est-ce qu'on devrait interdire l'accès à la nourriture aux gens sous prétexte que ça serait mauvais pour l'économie de la boulange ?
Et il en est de même pour la culture. Devrait-on interdire l'accès à tout ça pour sauvegarder les profits de certains ?
Au contraire, dans le premier exemple, les boulangers devraient rivaliser d'ingéniosité pour être ceux qui sont reproduits.
Exactement comme ça fonctionnait avant l'instauration de la propriété intellectuelle
et c'est d'ailleurs ce qui a permis les grands éclatements artistiques, scientifiques, philosophiques de la renaissance et de ses suites : regarde l'exemple de Mantoue, Florence, Milan... Regarde l'exemple de cette période d'épanouissement et d'enrichissement culturel, où JS. Bach ne se posait posait pas la question de savoir combien il devrait payer à Vivaldi pour reprendre et modifier un de ses conerti (et il l'a fait ; et pas qu'une fois... et il a sublimé le travail précédent...).
Aujourd'hui, on pense que l'argent est la clé de la culture et du développement et qu'on peut le quantifier. L'erreur est peut-être ici. C'est la culture et le développement qui sont la clé de l'argent, mais de façon indirecte et peu quantifiable.
edit : +d
on vit déjà dans un monde où on détruit de la nourriture excédentaire pour que le commerce ne se casse pas la gueule, plutôt que l'exporter gratuitement à des pays qui en auraient besoin.
Meowcate (./54) :Et il en est de même pour la culture. Devrait-on interdire l'accès à tout ça pour sauvegarder les profits de certains ?Tu parles là de la culture, et je suis d'accord. Des initiatives comme Wikimédias sont importantes. Mais moi je parle de propriété intellectuelle : il est normal qu'un écrivain "professionnel", donc qui vit de ses oeuvres, en touche une rétribution. S'il fait appel à un éditeur, c'est pour ne pas avoir les soucis qu'imposent l'édition de son oeuvre, comme la promotion, la diffusion, et surtout la prise de risque si l'oeuvre en question ne se vend pas. Diffuser librement toute propriété intellectuelle amènerait à un monde où toute la culture est gratuite et libre d'accès, mais ce n'est pas cela qui fait vivre les gens, et les artistes se consacreront davantage à leur source de revenus qu'à leurs inspirations. En conséquent, je crains que le "tout accessible librement" ne vienne faire baisser la qualité du produit.